La politesse est l'origine des vertus ; la fidélité, leur principe ; la prudence, leur condition. Pour les modernes, c'est la plus oubliée peut-être, elle relève pour eux moins du devoir que du calcul, moins de la morale que de la psychologie.
Au nom d'une valeur absolue, il nous est difficile
aujourd'hui de sacrifier notre vie. En effet que vaut " l'absoluité "
des principes, si c'est au détriment de la simple humanité,
du bon sens, de la douceur, de la compassion ? Nous avons
également appris à nous méfier de la morale,
et d'autant plus qu'elle se croit davantage absolue. A l'éthique
de la conviction, nous préférerons ce que Max Weber
appelle une éthique de la responsabilité, laquelle
sans renoncer aux principes (comment le pourrait elle ?),
se préoccupe aussi des conséquences prévisibles
de l'action.
Une bonne intention peut aboutir à des catastrophes,
et la pureté des mobiles, fût elle avérée,
n'a jamais suffi à empêcher le pire. La bonne volonté
n'est pas une garantie, ni la bonne conscience, une excuse. Il
serait donc coupable de s'en contenter : l'éthique
de la responsabilité veut que nous répondions non
seulement de nos intentions ou de nos principes, mais aussi, pour
autant que nous puissions les prévoir, des conséquences
de nos actes. C'est une éthique de la prudence, et la seule
éthique qui vaille.
Mieux vaut mentir à la gestapo que lui abandonner
un juif ou un résistant. Au nom de quoi ? Au nom de
la prudence, qui est la juste détermination (pour l'homme,
par l'homme) de ce mieux. Les autres vertus, sans la prudence
ne pourraient que paver l'Enfer de leurs bonnes intentions.
En effet, la prudence est la disposition qui permet
de délibérer correctement sur ce qui est bon ou
mauvais pour l'homme (non en soi mais dans le monde tel qu'il
est, non en général mais dans telle ou telle situation)
et d'agir, en conséquence, comme il convient. St Thomas
d'Aquin a bien montré que, des quatre vertus cardinales,
la prudence est celle qui doit diriger les trois autres :
la tempérance, le courage et la justice ne seraient vertus
aveugles ou indéterminées (le juste aimerait la
justice sans savoir comment en pratique, la réaliser, le
courageux ne saurait que faire de son courage etc ..) comme la
prudence, sans elles, serait vide ou ne serait qu'habileté.
La prudence a quelque chose de modeste ou d'instrumental :
elle se met au service des fins qui ne sont pas les siennes et
ne s'occupe quant à elle que du choix des moyens.
Mais la prudence ne règne pas (la justice
vaut mieux, l'amour vaut mieux), mais elle gouverne. Or que serait
un royaume sans gouvernement ? Il ne suffit pas d'aimer la
justice pour être juste, ni d'aimer la paix pour être
pacifique : il y faut encore la bonne délibération,
la bonne décision, la bonne action. La prudence en décide
comme le courage y pourvoit.
La prudence n'est pas une science. On ne délibère
que là où l'on a le choix, que là autrement
dit, où aucune démonstration n'est possible ou suffisante :
c'est alors qu'il faut vouloir, et non seulement la bonne fin
mais les bons moyens qui y mènent. La prudence pour les
anciens était en quelque sorte la sagesse de l'action,
pour l'action, dans l'action. Mais Sagesse sans prudence, ce serait
sagesse folle, et ce ne serait pas sagesse. Qu'importe le vrai,
si l'on ne sait vivre ? Qu'importe la justice si l'on est
incapable d'agir justement ?
L'homme prudent est attentif, non seulement à
ce qui advient, mais à ce qui peut advenir. Il est attentif
et il fait attention. La prudence est ce qui sépare l'action
de l'impulsion, le héros de la tête brûlée.
La prudence des anciens va donc bien au delà du simple
évitement des dangers, à quoi la nôtre se
réduit à peu près. La prudence détermine
ce qu'il faut choisir et ce qu'il faut éviter. Or le danger
relève le plus souvent de cette dernière catégorie :
de là, la prudence, au sens moderne du terme (la prudence
comme précaution) ; Il y a toute fois des risques
qu'il faut savoir prendre, des dangers qu'il faut savoir affronter :
de là, la prudence, au sens ancien du terme ( la prudence
comme vertu du risque et de la décision). La prudence n'est
ni la peur ni la lâcheté. Sans le courage, elle ne
serait que pusillanime ( Craintive ), comme le courage, sans elle,
ne serait que témérité ou folie.
Il n'est pas possible d'être homme de bien
sans prudence ni prudent sans vertu morale. La prudence ne suffit
pas à la vertu (puisqu'elle ne délibère que
sur les moyens quand la vertu tient aussi à la considération
des fins). il y faut l'intelligence et la lucidité. Il
est imprudent de n'écouter que la morale, et il est immoral
d'être imprudent.
N.B : Ce passage est essentiellement un " résumé "
juxtaposant des parties du livre suivant : Petit
traité des grandes vertus d'André Comte Sponville
(Ed PUF). Celui-ci est un philosophe pouvant être définit
comme un athée fidèle à des valeurs chrétiennes.
Dans notre contexte, ce " résumé "
déforme en partie la pensée de l'auteur en occultant
certains points.